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Une Nuit dans un Train pour la Montagne

Gare d’Austerlitz.

La foule autour se presse, marche à grand pas, se dépêche. Tout le monde va quelque part dans une gare, ce n’est pas un endroit pour méditer. Je me sens comme investie d’un sentiment d’aventure. Bah oui, j’ai un gros sac sur le dos, j’ai vraiment l’air d’une baroudeuse. En plus je suis seule, donc j’ai l’air courageuse. Je me sens bien parce que moi aussi, comme tous ces autres, je sais où je vais. Au moins pour les prochaines dix heures de ma vie.

Je vais passer la nuit dans le train. Gare d’Austerlitz – Moutiers. Direction les Alpes, la neige, le blanc, la vie insouciante des biens nantis qui vont à la neige en hiver. J’en fais parti, et pour le moment, je n’y pense pas, pas de culpabilité, pas même de gratitude, juste l’anticipation joyeuse de retrouver des potes et d’aller fouler la neige avec mon snow. Question de moment, de perspective, le cerveau bloque, amène sur le devant de la scène, efface ou passe en boucle au grès des émotions, des situations et des interactions.

Comme je passe la nuit dans le train, je porte des vêtements confortables mais comme je voyage seule et qu’on ne sait jamais, ce sont pas des vêtements trop moches non plus. J’ai cette idée du voyage, comme une transition romantique, on croise des gens qu’on ne reverra pas mais animés comme soi par ce mouvement, à travers l’espace et dans l’esprit aussi, comme si les kilomètres nous séparant du point d’origine estompaient progressivement la réalité quotidienne pour ne laisser qu’un sentiment grandissant de liberté retrouvée, une bouffée d’air frais, comme si la montagne et l’altitude commençaient déjà au moment où le pied du voyageur rencontre le marchepied du wagon qui l’emmènera loin d’ici.

Le jingle SNCF résonne dans la gare, familier, immuable, je tends l’oreille car je n’ai pas mes lunettes sur le nez et du coup, je dois plisser les yeux et me rapprocher des panneaux d’affichage dont les environs sont bondés. Je suis en vacance, je n’ai pas envie de faire l’effort alors je choisis d’écouter à la place. Ah ça y est c’est mon train ! Quai numéro quatre. C’est parti !

J’ai le temps, il me reste 20 minutes avant le départ du train. Je me dirige tranquillement vers ma plateforme et j’observe les flux de corps anonymes qui se créent au rythme des annonces. Je me demande si la personne qui fait les annonces se situe en hauteur, peut-être juste sous la verrière, avec une vue plongeante sur son théâtre d’opération. Et hop, « Le train à destination de Bordeaux-Saint-Jean partira voie 9, il desservira… » et déjà les voyageurs aux quatre coins de la station, se mettent en mouvement et se rassemblent en un flot qui converge vers le quai annoncé. C’est comme un ballet et lorsque la madame de la SNCF lance une autre annonce, à moins d’une minute de l’autre, elle dessine un motif complexe de courants qui s’entrelacent, s’emmêlent et se démêlent pour venir déverser des centaines d’Umpa-Lumpas sur chaque quai comme une usine un peu artistiquement pensée dont les unités sont ensuite gentiment emballées dans des boîtes de conserve roulantes, direction là-bas. Je me dis que c’est assez beau, comme quand on mélange du colorant d’une densité différente à de l’eau, ça donne un côté marbré, délicat et rond à ce piétinement. Je rêvasse et je me fais happer par un de ces courants, c’est le bon et il me dépose comme la vague que tu surfes qui vient gentiment mourir sur le sable, à bon port. Je jette un coup d’œil pour la vingtième fois à mon portable. Ah oui wagon 12 place 74. Je ne sais pas pourquoi mais ces informations ne s’impriment pas dans mon cerveau, mes yeux lisent, mon cerveau approuve, je lève les yeux et j’ai déjà oublié. C’est énervant d’avoir une mémoire de poisson rouge quand même, mais je me console déjà, je ne retiens pas les informations triviales mais en général j’ai une meilleure mémoire pour d’autres choses, c’est juste les chiffres vraiment, j’imprime pas.

Vingt-et-unième fois. J’avance et je croise mon wagon. Vingt-deuxième fois. Décidemment, aujourd’hui j’ai la tête ailleurs. Je monte. C’est quoi déjà ma place ? Soupir intérieur. Ah oui, 74. Des personnes sont montées à l’autre bout du wagon et remontent l’allée, il va falloir se croiser. Mais ça va tout le monde part en vacances, les gens sont relaxes. Ils sourient, ils posent leurs sacs et moi je retire le mien de mon dos et le maintient plus élevé. Ca passe. Ils poussent leur sac et se penchent un peu sur le côté, je me penche de l’autre et soulève un peu plus mon sac. Besoin d’un peu plus de sport pour muscler ces petits bras sérieux. Voilà ce à quoi je pense pendant que je retiens ma respiration comme si ça allait m’aider à tenir ce sac à bout de bras et que j’échange un sourire avec les gens d’en face. Un couple, ils sont jeunes, ils ont l’air sportif eux. Ils auraient peut-être pu prendre leurs sacs à bout de bras et on aurait fait l’inverse, leurs bras à eux ont l’air plus en forme. Enfin bref, ils respirent la santé, ils sont beaux et souriants et polis. Ca me ramène à mes limites et je m’énerve d’être tellement sensible au monde extérieur et de tout ramener à moi comme si j’en étais le centre. Et en même temps n’est-on pas le centre de sa propre vie ? Je me demande si c’est un manque de compassion chrétienne qui me fait penser comme ça, après tout cette religion ne fait pas vraiment partie de mon patrimoine culturel conscient. Bref, oui oui souris et laisse passer, toi aussi t’es polie, t’es jeune, pas trop moche et t’as l’air d’une baroudeuse courageuse avec ton sac toute seule là, tu te rappelles ? Ah oui, c’est bon. Je raffermis ma prise, genre « même pas mal, c’est léger et je pourrais tenir des jours comme ça ». Allez roulez jeunesse. Je ne sais pas pourquoi je pense ça. Moi aussi je suis jeune. Enfin bon, c’est comme un signe de main mental, négligé pour congédier et passer à autre chose. Ah ma place, pour les prochaines dix heures, ce sera mon refuge. Côté fenêtre, comme ça je pourrais m’y appuyer quand viendra le moment de dormir. J’espère que mon voisin ne ronflera et ne sentira pas mauvais. En même temps ; concernant les odeurs, je me dis que c’est un train pour partir au ski, les gens sont tous baroudeurs et jeunes et beaux surtout vu le prix de la place, ici il n’y aura que des étudiants. Re-soupir intérieur, j’ai vraiment une conception idéalisée du monde parfois non ? Même quand il s’agit du sujet aussi trivial que la composition des passagers d’un train en direction de Moutiers à l’époque de la saison du ski. Quoique. En y réfléchissant, je ne suis pas analyste de marché en quête de cibles mais mon raisonnement ne me paraît pas si mauvais en fait. On verra bien.

Bon, il faut se nicher là maintenant. Je sors un petit sac-à-dos de mon sac de baroudeuse et un sac de couchage. Ca fait beaucoup de sacs oui. Comme j’avais du temps, j’ai bien pensé mon petit sac-à-dos, il a tout ce qu’il faut pour un voyage aux petits oignons, l’odeur en moins. J’y ai mis de quoi grignoter, boire, manger même, de quoi faire une toilette basique, des chaussettes bien épaisses et une pseudo tenue pour dormir tout en étant bien au chaud et sans que ça fasse trop pyjama, je ne connais personne dans ce wagon quand même. Trop fière de moi. Je suis tellement bordélique normalement.

Finalement il n’y a pas tant de monde que ça dans ce wagon. La SNCF nous a tous placé en fond de wagon, l’autre moitié du compartiment est vide. Je me demande si c’est un fait exprès pour correspondre à l’instinct grégaire de l’être humain qui préfère la société des autres à la solitude ou si c’est juste qu’ils pensaient vendre bien plus de places et du coup ils ont rempli au fur et à mesure. Je me morigène intérieurement, bien sûr que le raisonnement économique a plus de sens, l’argent fait tourner le monde de nos jours, il n’y a que peu de place à des considérations plus évaporées. Après la réprimande vient le soupir interne. Heureusement que je n’ai pas de dédoublement de la personnalité, on pourrait croire que je me parle à moi-même. Hmmm… *perplexité*.

J’ai déposé mon gros sac là-haut et je mets le plus petit sous mes jambes, que j’étends au-dessus. J’ai trouvé le support pour les pieds qui se déplie du siège de devant, c’est bien agréable d’autant que les pieds posés sur le sol du wagon, on ressent une sorte de serpentin d’air froid qui se faufile sournoisement autour des chevilles sans défense. Vite on les mets à l’abri, les pieds sur la barre en métal enrobée de caoutchouc noir pour le confort, et hop, le serpent glacé siffle de rage impuissante, les délicates chevilles des voyageurs hors de portée. Héhé, voyageur 1, inconfort 0. La bataille est engagée, mais l’inconfort a plus d’un tour dans sa poche qu’il sortira avec un rictus sadique au fil de la nuit alors que notre train traversera la France de haut en bas. Ne me demandez pas de décrire le rictus de l’inconfort, bon si, allez demandez. C’est le sourire d’un clown triste, qui se tord et révèle une dentition bien trop parfaite au milieu de ses lèvres rebondies et rouge sang dans un large visage tout blanc qui surgit de l’obscurité avec des yeux pétillants de malice. Je ne comprends toujours pas qui a pu penser un jour que les clowns étaient des personnages sympathiques. Parfois je me dis que ce sont des personnages qui faisaient rire à une époque où la vie était bien plus rude qu’aujourd’hui et du coup les spectateurs étaient bien plus prompts à rire et à s’amuser des déconvenues ridicules de ce clown qui leur faisait oublier leur dur labeur quotidien. J’imagine que dans certains pays qui n’ont pas encore la chance de crever d’ennui dans le confort et où les populations luttent chaque jour pour simplement subsister, les clowns auront beaucoup plus de succès.

Bref, revenons à nos moutons, qu’il va bien falloir compter si j’espère trouver un peu de sommeil, histoire de ne pas me péter une cheville (décidément ces chevilles…) à la première descente demain matin sur les pistes. J’attends le départ.

Un mouvement sur ma droite. Gros re-soupir intérieur. Mais c’est pas vrai ! Le wagon n’est qu’à moitié plein et ils m’ont placé un parfait inconnu à côté de moi. Il va probablement ronfler ou sentir mauvais ou bouger et donner des coups de pied ; je vais le gêner et ça va me gêner de le gêner, je vais aller aux toilettes au milieu de la nuit, je vais bouger aussi, étendre ma jambe et frôler la sienne, lui piquer l’accoudoir. Bref, quel désastre ! Dès qu’on démarre je change de place vers l’autre moitié vide du wagon, même s’il va croire que je le fuie et même si je courre le risque de me faire jeter de cette place au prochain arrêt. Oh là là et si c’était le cas, il faudrait que je retourne m’assoir à côté de lui ? Le rouge me monte aux joues rien que d’y penser. Re-mouvement à ma droite, il semblerait que le nouveau venu a lui aussi fini de déposer son bagage en haut et a lui aussi prévu un petit sac et une couverture. Enfin c’est une sorte de plaid on dirait. Mes yeux remontent doucement le personnage. Des baskets, sympas, il doit être jeune en tous cas dans sa tête, il voyage confortablement en tous cas ; un jean, pas démesuré, pas trop usé mais pas neuf non plus donc ce n’est pas un psycho-rigide de la propreté, ça fait un peu baroudeur non ? Les jeans c’est toujours plus relax que n’importe quoi mais ça ne fait pas négligé comme un jogging, c’est toujours un message positif je trouve. Qu’est-ce que je suis superficielle ! Mais enfin, sur quoi base-t-on une première impression sinon l’apparence alors oui l’habit fait le moine surtout au début. Tiens un sweater, du style un peu snowboarder / surfeur. Ok, il faut que je découvre son visage alors, mais avant, je note l’odeur agréable qui se dégage de sa personne, il y a du propre de la lessive sans doute, du déo, un de ceux au parfum bien masculin comme dans les pubs et il me semble qu’il y a même du parfum, aussi de ceux qui invoquent l’image de ces hommes au visage tellement carré qu’on se dit qu’ils ont été torturés dans leur enfance avec des casques de cette forme pour leur assurer un avenir dans la mode, qui ont une fausse barbe de 3 jours pour faire ressortir la couleur sombre et hypnotisante de leurs yeux photoshopés, ce visage campé sur de larges épaules enserrées dans une veste noire cintrée et une cravate noire stylée qui contrastent avec le blanc immaculé d’une chemise qui doit aussi fleurer bon la lessive. Un parfum pour homme donc associé à un rêve marketing complètement surfait et vide, une combinaison banale et fondamentale pour la santé économique de notre pays. Oui parce que notre santé à nous, celle pour laquelle on utilisait le mot « santé » à l’origine, et bah celle-là , on s’en fiche pour le moment, pourvu que celle de l’économie aille bien. Moi aigrie ? Non, je ne pense pas que ce soit une situation irréversible, heureusement sinon autant se trancher la gorge tout de suite, on va changer tout ça, mais comme l’être humain est un immense paradoxe, autant il s’inquiète pour le futur, autant il attendra la catastrophe pour être acculé au bord du mur pour changer quoique ce soit. Bah oui le changement ça induit forcément une période d’inconfort surtout quand on innove, et l’inconfort - dois-je le rappeler ? – et bien c’est l’ennemi numéro 1 de nos sociétés modernes !

Oui bon mais et son visage alors ? Tu as vu ses vêtements et remarqué bien entendu le corps plutôt bien fait de sa personne qui se dessine vaguement sous le textile et puis il y a cette odeur agréable. Ton cerveau frivole joint des mains mentales en prière et te dit : « pourvu qu’il n’ait pas un sourire de clown triste, pourvu que le parfum embrume ma vision et réussisse à tromper mon esprit en associant ce visage à la pub – ah la beauté de la pub ! » Oui il y a aussi une part distante, au fond de moi-même qui renifle de dédain face à cette réaction de surface si immédiatement émotionnelle et physique qu’elle annule toute réflexion. C’est la part qui commentait le paradoxe de l’être humain tout à l’heure, oui bah celle-là, c’est coucouche-panier pour le moment, mon hypothalamus ne répond plus à mon cortex, il n’entend que mon cerveau limbique et reptilien à l’instant. Oui ça veut juste dire que mes émotions règnent sans contrôle pour le moment. Bon et sinon tout ça c’est de l’anticipation ma belle, tu vas le regarder ce visage oui ou non ? Re-re-soupir intérieur, la dure loi de la réalité, il faut toujours à un moment confronter son désir à la réalité, et d’une façon générale moi ça ne me réussit pas. Mes désirs généralement défient les lois de la gravité ou de la statistique alors forcément. Enfin, je laisse mon regard se porter sur son visage.

Son cou n’est pas démesurément long, le menton est volontaire mais pas avancé non plus, la mâchoire est carrée mais pas façon robot de la pub de parfum, il y reste un soupçon de courbe enfantine qui me fait sourire. Celle-ci est par ailleurs recouverte d’une courte barbe, une semaine peut-être, qui connaît le rythme de la croissance pileuse de ce « jeune » homme. Jeune ? C’est vrai que l’accoutrement le laisse présumer. M**** ça va être un petit jeune, à peine la vingtaine, toute la vie devant lui, qui sait se servir de Snapchat et trouve Facebook complètement « lame », zut zut zut, il va probablement avoir ce sourire béat de ceux qui n’ont pas encore commencé à travailler ; bien sûr comme tout ça c’est dans ma tête j’assume automatiquement quelqu’un d’expérience similaire à la mienne, donc parcours universitaire ou similaire, oui je manque d’imagination mais enfin c’est un réflexe commun de ne pas se dire immédiatement que sa mâchoire et ses baskets me font penser à un type qui aurait fait un CAP boulangerie, même si ce serait vraiment cool, parce qu’à vrai dire je ne connais pas de personnes qui en ont fait et quand bien même, je ne m’en rappellerais pas spécialement via ces critères particuliers donc ça va, hein, on ne me la refait pas en matière de discrimination sociale, je suis en plein dans un exercice totalement superficiel de fantasme fondé uniquement sur le look d’un parfait inconnu, même pas swipé à droite sur Tinder, auprès de qui je vais passer la nuit, alors zut. Et sinon, on s’arrête à la mâchoire ou on trouve le courage de remonter ?

Allez cocotte, c’est pas grave , au pire tu rêveras de ta prochaine rencontre, genre collision en snow avec un bel inconnu avec qui tu auras une histoire torride tout en profitant de tes amis et de ton séjour et que tu quitteras sans espoir de le revoir mais qui se révèlera comme un signe du destin être le pote d’un pote. Ce pote aura l’obligeance d’organiser une de ces soirées mythiques où il l’invitera et toi aussi et pour une fois, tu n’auras pas la flemme de quitter tes charentaises et tout ça tout ça. C’est pas mal comme berceuse pour cette nuit en train non ? Alors c’est bon plus d’enjeu, remonte !

Des lèvres pas trop fines, pas gonflées non plus, un peu gercées, il doit se les mordiller. Il est nerveux ? Ou il a un TOC ? Non mais bon, elles sont quand même « embrassables ». Arrête il a même pas 16 ans le type c’est sûr ! Un nez, oui bon là j’ai pas de description romantique, mais il est bien dessiné, pas vraiment petit en fait, c’est pas Cyrano mais je me dis que ça doit toucher lorsque nos lèvres se rejoindront. Mais c’est pas vrai ! T’arrête ? Ok, j’arrête.

Et là, souffle coupé, ses yeux. Bordel, ses yeux ! Excusez ma grossièreté, pardon, pardon, mais les bonnes surprises se sont faites rares ces derniers temps. Des yeux bleus gris incroyables, les petites pattes d’oie sur le côté qui révèlent le rieur ; du coup, je retourne rapidement sur les lèvres incurvées d’une douce courbe qui correspondent à l’effet de l’ensemble yeux-lèvres-commissures. Je m’y perds, c’est à peine si je note la couleur brun sombre de ses cheveux en broussaille, dont la barbe est un rappel du plus bel effet. Le sourire béat, enfin carrément demeuré là tout de suite, c’est celui qui se dessine sur mes lèvres en fait et parce qu’il me regarde avec le sien, qui est doux et rieur et prometteur et… peut-être un peu gêné maintenant que mon cerveau momentanément choqué se remet et m’envoie le signal qu’effectivement je me suis arrêtée d’enlever mon manteau que j’avais posé sur son siège, mouvement amorcé d’un seul bloc lors de son arrivée, et que je le dévisage depuis peut-être 15 secondes, ce qui pour un regard est une éternité

« Arrhumpf… » je déglutis – sexy !, re-re-re soupir intérieur- mes lèvres forment un mot, j’aspire un peu d’air comme si j’allais parler et puis comme mon cerveau n’envoie pas de script, je referme la bouche, souris, termine mon mouvement de retrait du manteau et là miracle, ça se débloque sur une magnifique entame de dialogue, « Pardon. », fin du mouvement, « ré-assayage » dans mon siège et regard tourné vers le quai pour cacher le rouge qui m’est monté aux joues. Opération « Ridicule » terminée.

Je le sens qui s’installe à côté de moi. Je récupère mes écouteurs dans la poche du manteau qui se trouve maintenant sur mes genoux, je branche mon téléphone et je mets la musique. Celle-ci m’enveloppe et m’isole, calme mon petit cœur affolé, rafraîchit mes joues en feu et rythme ma respiration. Je me détends. Je compte sur mes doigts. Petit doigt, ses vêtements lui donne un air cool et relax. Annulaire, il sent bon. Majeur, il est bien fait de sa personne, on dirait un sportif en plus. Index, il n’a pas 16 ans, il doit avoir une vingtaine bien avancée même donc je me sens moins vieille d’un coup. Pouce, ses yeux, c’est hypnotisant. Plus de doigts. L’autre main ? Allez, un tu ne le connais pas, deux, tu viens de te ridiculiser devant lui, trois, tu vas devoir passer la nuit à côté alors t’as intérêt à pas foirer l’intro sinon la nuit va être longue, quatre, demain tu ne le reverras jamais, cinq, ton quatre est nul, c’est pas une excuse pour se refuser un bon moment. Plus de doigts. 5 vs 4. C’était juste mais c’est gagné la balance du risque est positive. Respiration. Je me retourne, enfin je tourne la tête, ce sont des sièges inclinables de train dans un wagon 2eme classe, ne l’oublions pas s’il-vous-plaît.

Il est assis, il arrange ses affaires pour se nicher aussi dans son siège. Ma première question dans ma tête c’est instinctivement « qu’est ce que tu penses de moi, est-ce que je te plais ? » et la deuxième, plus pragmatique « est-ce que ton corps et/ou ton cœur est/sont déjà pris ? ». Bon la deuxième est un mélange d’hypothalamus et de lobe frontal donc ça s’emmêle un peu les pinceaux. Quoiqu’il en soit, comme entrée en matière, aucune de ces deux questions ne feront l’affaire. J’aurais bien débuté par un « Tu vas jusqu’où ? » étant donné le contexte ferroviaire, mais globalement, je le sais, on va tous à la montagne dans ce train, le prochain arrêt c’est Chambéry donc ça fera une conversation très courte.

Ouvrez les guillemets :

« - Tu vas où ?

-          A la montagne, pour skier dans les Alpes. Et toi ?

-          Moi aussi. »

Fermez les guillemets.

Quelle coïncidence ! T’es bête ou quoi ? Peut-être que plutôt qu’une question, tu pourrais faire un commentaire qui montre que tu veux bien converser, comme ça s’il rebondit, tu sauras direct si ça le botte de parler avec toi. En plus, double avantage, tu ne le gêneras pas s’il ne veut pas, il pourra juste sourire et rien dire et ton honneur sera sauf et tu pourras la fermer pour le reste du voyage. Allez, un peu de courage. On ne parlait pas plus tôt de dédoublement de personnalité ?

Je me lance. « J’espère qu’on va arriver à dormir avec ces sièges inclinables. Je n’ai fait qu’une fois le trajet comme ça et je suis arrivée fatiguée quand même. » Bon oui c’est pas fameux mais c’est vrai et puis non je ne me plains pas de façon chronique mais je me dis qu’on devrait trouver un terrain commun dans la commisération autour du manque de confort. Dois-je le rappeler ? L’inconfort – ennemi numéro 1. Suivez bon sang ! J’accompagne le commentaire des signes sociaux positifs, contact visuel, sourire entendu. Ca marche ! Petit rire poli de sa part, il me regarde et répond : « Oui c’est vrai que ça fatigue mais quand on a un ou une voisine sympathique, ça aide à rendre le voyage plus confortable. » Wow, ok, mon cerveau analyse. « un ou une », il garde la conversation neutre parce qu’il est poli ou qu’il n’est pas intéressé. Il a répondu c’est quand même plutôt bon signe même s’il veut peut-être juste sympathiser. La fin de la phrase est tendancieuse non ? On dirait presqu’un flirt, mais en même le « un ou une » laisse planer le doute. Attend ! C’est que pendant que j’analyse lui a continué à parler. Je rebranche l’audio « … donc voilà, et toi c’était quoi ce trajet que tu avais fait ? ». C’était un voyage pour aller à Bordeaux, je m’en rappelle bien, j’étais amoureuse à l’époque, c’était l’été et le monde nous appartenait. Je ne devrais pas parler d’une autre relation non ? C’est de mauvais augure. En même temps, on ne peut pas vraiment comprendre l’ambiance de Ce voyage sans cet élément. Alors je raconte, le voyage et les émotions, c’était il y a longtemps de toutes façons, ce que je me presse de situer au début. Je parle comme je l’aurais écrit, il me regarde, en fait il me perce de son regard, le train a commencé à avancer dans la nuit, nous quittons Paris.

De la suite de la conversation, je ne me rappelle pas grand-chose finalement, il m’a raconté une histoire de voyage aussi, on a quitté les sièges inclinables des trains de nuit en 2eme classe pour partir sur le voyage, puis sur la vie et on a parlé de ce qu’on faisait et de pourquoi et des doutes qui nous assaillaient et des moments de bonheur, de ce qui y avait contribué. Le train roulait, le bruit régulier des bogies sur les rails berçant notre conversation qui s’était déroulée à voix basse, brièvement mais à peine interrompue par l’extinction des feux pour laisser les autres passagers peu à peu s’assoupir. Nous nous sommes tournés l’un vers l’autre, la conversation était chaleureuse, agréable, douce et nous reliait comme un fil doré. Nous nous sommes installés plus confortablement pour échanger, nous avons remonté l’accoudoir central et nous nous sommes rapprochés pour nous entendre au-dessus du bruit du train. A un moment, j’ai commencé à m’endormir, mes paupières se sont alourdies mais je ne voulais pas couper le fil doré, il a senti ma fatigue et a rapproché son visage, mes sens se sont éveillés. Il a remonté une main douce et engourdie par l’immobilité et la fatigue, il l’a posé sur ma joue, je l’ai regardé droit dans les yeux, complètement éveillée, il m’a regardé aussi dans les yeux, bref on s’est regardé. C’était comme plonger dans un océan mouvant, le froid saisissant remplacé par la clarté et la lucidité qui précèdent l’abandon de la raison, la chair de poule, l’adrénaline qui saisit le cœur et l’accélère brutalement, les lèvres qui s’entrouvrent pour continuer à respirer et rappeler aux poumons de faire leur taff. Mes lèvres ont trouvé les siennes, un baiser doux et tranquille que le désir embrasant nos corps et nos cerveaux a transformé en une étreinte sensuelle. Nos mains cherchant l’autre, l’explorant, les cerveaux éteints, le langage du corps parlant de lui-même.

Ah cette douce folie, cette folle frustration, de se rendre compte que l’on est dans un wagon avec au moins 20 autres passagers entassés à côté de nous et qu’on ne peut pas aller plus loin qu’une exploration de surface. Quelle torture exquise.

Il allait à Val Thorens et moi aux Ménuires. Nous avons débarqué à 7 :24 du matin à Moutiers-Salins-Brides-Les-Bains. On avait une heure devant nous avant de prendre le bus qui nous déposerait à nos stations respectives. Jusqu’à nos au revoir, nous avons arboré ce sourire ravi des gens qui n’en croient pas leur chance, qui sont exténués et heureux. On était transporté, joyeux, léger et tout était possible. C’était une histoire extraordinaire.

La petite voix de la réalité n’avait pas sa place. Pourtant elle murmurait déjà : « Tu t’emballes, si tu le revois de toutes façons, ça fera comme d’habitude et ça ne durera pas. » . Et si pour conserver le moment intouché, à jamais magique, cette nuit dans le train, on ne se revoyait jamais, on ne gardait même pas contact et ce serait comme un rêve éveillé dont on se rappelle parfois ? Pourtant, et si tu prenais le risque, si tu te jetais à l’eau et tu lui proposais de se revoir, ou au moins tu lui donnais un moyen de te recontacter, ce serait tellement bien de le revoir, de retrouver ces yeux, cette bouche, ces mains, ce corps que tu connais à peine, cette voix qui t’a bercé et lui qui a ri, souri et semblé te comprendre l’espace d’une nuit. Je me raconte trop de contes de fées, tellement que je finis parfois par me leurrer et y croire, mais enfin si on n’y croit pas, il n’y a aucune chance que ça se produise non ? Et puis certes conte de fée, mais pas complètement irréaliste non plus hein ? Si je ne lui dis rien, ce n’est probablement pas le pote d’un pote et il n’y aura probablement pas de soirée d’anniversaire où je le retrouverai miraculeusement alors il faut bien dire quelque chose.

Alors que réalité et conte de fée s’affrontaient dans mon esprit et que nos yeux découvraient la montagne au petit matin, ses pics enneigés, ses versants rocailleux et que nos mains restaient entrelacées, il m’a tout simplement dit : « Il faudra que tu me racontes tes retrouvailles avec la neige, te casse rien hein ? Mais si tu te fais mal, je pourrais te faire un massage » Wink, wink. Mon cœur a bondi, mon sourire s’est élargi. Arrête, tu vas finir par ressembler au Joker, c’est flippant. On a échangé nos contacts et Conte de fée a émis un rugissement de triomphe mental et Réalité s’est faite toute petite.

C’était mon arrêt. Je me suis levée, j’ai attrapé mon sac, il m’a attrapé, je me suis penchée et nous nous sommes embrassés. Fougueusement, longuement, urgemment. Je lui ai murmuré « j’espère vraiment te revoir. Tu sais pour ce massage… je ferais exprès de tomber pour me faire mal et avoir un prétexte, promis. » Il a doucement ri, il m’a embrassé encore, il m’a serré le bras comme si je comptais déjà pour lui, plein de promesses, et il m’a dit « on se reverra, moi aussi j’aurais besoin d’un massage ». Je suis descendue et j’ai récupéré mon gros sac. Le bus est reparti. Je restais plantée là, le petit sac sur le dos, le gros sac par terre, la tête dans les nuages et le goût de ses lèvres encore sur les miennes, la force de son étreinte encore sur moi. Je levais les yeux vers le grand soleil et le ciel limpide, je respirais l’air frais à plein poumons et j’éclatais de rire. J’étais tellement heureuse que je n’arrivais plus à le contenir.

J’ai remis le petit sac dans le gros sac où il a rejoint mon sac de couchage, j’ai sorti mon téléphone pour appeler mes amis pour qu’ils me guident vers l’appartement où je les rejoignais pour le séjour.

Petit cercle rouge sur l’icône de Whatsapp, je l’ouvre, c’est lui. « Ne m’oublie pas, à très vite ». Soubresaut de mon cœur qui va finir par exploser de tant d’émotions.

Et si lui aussi il croyait aux contes de fées…

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