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Il était une fois...

Elle se levait tous les matins pour aller nager. Quelle chance d'habiter si proche de la plage. 

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Elle s'était réveillée doucement, engourdie par la chaleur confortable de son lit. Alors que son esprit émergeait gentiment des brumes du sommeil, le souvenir de sa vie effaça en un brusque éclair blanc les réminiscences de son rêve nocturne. Une brève douleur, un serrement de son cœur, un rappel au réel. Elle happa deux courtes respirations et força ses émotions au calme, elle s'enfonça plus profondément dans sa douce couette et dirigea son esprit impérieusement vers ce qui restait de son rêve. Il avait été doux et agité de désirs, il était tellement supérieur à la cruelle et froide réalité de sa solitude. Encore un moment, un instant. La douleur s'apaisa, devint sourde et le remous de ses émotions se résorba. Avec un soupir, alors, elle se leva, la chape du réel lourdement réinstallée sur ses épaules. Elle se faisait l'effet d'un être dessiné pour vivre dans une atmosphère à faible gravitation et forcé à vivre sur Terre, constamment écrasée et oppressée par la lourdeur de la réalité physique, agressée par le tranchant des événements. Elle allait nager, là au moins, elle flottait, elle était plus légère et brièvement, elle se sentait à nouveau libérée et sereine.

Lorsque l'eau commença à bouillir, elle sortit une tasse du placard. Un mug bleu, décoré d'un tranquille paysage marin, simple, comme une photo de vacances. Elle y plaça un sachet de thé noir, elle aimait le goût délicatement âcre d'une infusion précisément minutée. D'une agilité née de la répétition, elle saisit la casserole et versa doucement l'eau brûlante sur le sachet. Peu de temps après, le délicieux liquide réchauffait son gosier achevant de la réveiller tout à fait. Comme ses réveils étaient violents. La transition du rêve au réel était dure, elle éprouvait une sensation désespérée d'arrachement. Etait-ce comme une naissance chaque jour renouvelée, du cocon protecteur maternel à la réalité aigüe et totalitaire d'un monde où on devenait un être distinct, un être seul? Passés les premiers moments de confusion désarmants, elle revêtait le carcan de sa vie sans se sentir autant à l'étroit que la sensation d'étouffement initiale le promettait. Elle secoua la tête pour se débarrasser du souvenir de ces instants incongrus et partit se changer. 

Comme tous les jours depuis bientôt deux mois, elle se dirigea vers la plage. La matinée printanière était belle, encore un peu fraîche, mais ce n'était rien comparé au début du printemps. Le contraste de la température de l'eau n'en serait que plus saisissant, mesura-t-elle avec un mélange d'appréhension et d'anticipation. Rien n'était simple chez elle, des émotions, des sensations et des pensées conflictuelles tourbillonnant en permanence dans son esprit. Elle déposa ses petites affaires sur le sable et s'avança vers la mer. Comme tous les jours, la vue de cette immensité émeraude et mouvante, imperturbable et magnifique, lui coupa le souffle. Ses pensées s'envolèrent, tout le reste devint petit et insignifiant, à sa place. Ses orteils entrèrent en contact avec l'eau. Le contraste était définitivement brutal, son corps se rebella et son pas se fit hésitant. Ralliant sa volonté, son esprit vide de tout autre considération, elle renforça son corps et sa pensée contre le froid, et imposa à tout son être de se détendre et d'accepter le froid contre la sensation merveilleuse d'entrer dans cette entité qui l'acceptait sans jugement, sans soin ni coup, impartialement. Une grande respiration et elle plongea. Ses poumons se bloquèrent de saisissement pendant quelques secondes. Elle activa ses bras et ses jambes et se propulsa vers l'avant. Elle se détendit enfin et nagea. Elle fendait les flots enfin, elle était libre, il n'y avait rien d'autre que respirer, nager, sentir son corps se mouvoir et apprécier ce miracle. Elle se sentait en harmonie, sereine, elle ne pensait plus, elle nageait.

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Il était chanceux. Il était en route pour le travail comme chaque matin et sa route le menait sur la plage pendant près de 20 minutes avant d'atteindre l'école de la marine marchande où il enseignait sa passion. Il côtoyait la mer depuis sa petite enfance. Il était devenu marin dans la Marine. Cette vie vagabonde lui avait appris beaucoup et lui avait beaucoup pris aussi. Un jour, il avait décidé qu'il n'en pouvait plus et il avait quitté l'armée. Comme il avait eu peur alors. Peur de perdre la mer, peur de perdre le privilège de la côtoyer, de la naviguer, de la respirer. Mais il avait réussi, il était officier dans la Marine, navigateur, alors il avait acquis des compétences qu'il avait pu “faire valoir” comme son conseiller à Pôle Emploi lui avait suggéré en détaillant son parcours. Son conseiller ne voyait pas beaucoup de “valeur” à son amour de la mer et des océans, il lui avait fait retirer de son CV. Il lui avait dit de le remplacer par des termes techniques et de gestionnaire. Cela ne lui avait pas paru avoir beaucoup de sens mais après tout, c'était lui le conseiller. Il avait passé 6 mois à chercher. Six mois d'angoisse permanente. Pas de ne pas trouver, car son CV “revampé” était plutôt en vogue mais d'être pris, embauché dans un travail qui l'aurait éloigné de la mer. Alors il ratait ses entretiens et quand ça passait quand même, il était malade pour la dernière étape de recrutement. Son conseiller devenait fou et lui plus angoissé que par l'absence de revenu, par la sensation d'inexorable qui le rongeait face à son avenir. Et puis un de ses supérieurs de l'Armée l'avait appelé, un ami à lui, le Directeur de l'Ecole de Marine Marchande, cherchait un professeur de navigation, quelqu'un de polyvalent qu'il pourrait aussi employer à d'autres postes. Lui avait entraîné les jeunes recrus de son temps et s'en était bien sorti alors son supérieur s'était souvenu de lui et se demandait maintenant si ce poste pouvait l'intéresser. La bouffée d'espoir et de joie qui avait suivi son appel l'avait laissé tremblant. Il voulait le poste, désespérément, dans ses tripes. L'inquiétude avait atteint son comble la veille de l'entretien, il en aurait pleuré s'il n'était pas pétrifié de stress face à la possibilité de l'échec. Et puis il s'était retrouvé assis devant le Directeur de l'Ecole de Marine Marchande. Un ancien Marin de la Marine aussi. Il avait émis une respiration bruyante, expirant d'un seul coup deux semaines de trac, de doute, d'appréhension, alors qu'il se retrouvait en terrain familier. Le Directeur était quelqu'un de bien, il avait immédiatement identifié son trac en le voyant passer le pas de la porte de son bureau et il avait compris aussi. Il avait commencé l'entretien en se présentant avec son ancien rang dans l'Armée et il avait ajouté à ce rang son occupation actuelle, tout ceci avec le franc-parler simple et jargonneux du marin, indiquant immédiatement son appartenance à son monde. Alors il s'était apaisé et ils avaient fraternisé. Il avait eu le job et depuis il côtoyait la mer tous les jours, depuis près de 2 années. Perdu dans ses souvenirs, il regardait la mer matinale, sa surface changeante et savourait l'air frais et cinglant qui emplissait ses poumons quand il aperçut un mouvement, un reflet couleur chaire, dont le rythme tranchait avec celui du remous. Qui était assez fou si tôt dans le printemps pour affronter la fraîcheur des flots, se dit-il surpris. La forme allongée étendit un bras puis l'autre dans une gracieuse nage crawlée. Son avancée régulière prêtait à sa progression un air implacable d'inéluctabilité, comme le mouvement perpétuel des vagues, celui-ci semblait ne jamais s'arrêter. Secouant la tête pour se débarrasser de cette hypnotisante vision, il poursuivit son chemin.

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Le lendemain matin, chacun s'éveilla dans son lit et reproduisit les gestes quotidiens de préparation à la journée. Le réveil brutal, le thé brûlant, la sensation d'étouffement, le délice de l'eau glacée qui la débarrassait des contingences terrestres pour elle. Lui, réveillé par la douce lumière qui envahissait son appartement, le jus d'orange qui mettait ses sens et son corps en éveil, la fenêtre ouverte pour jeter un coup d'œil au ciel, il ferait beau, avec un brin de pluie sans doute, une petite bruine bretonne, comme souvent. Il s'était habillé simplement en écoutant un peu de musique et en repensant à sa soirée d'hier avec ses amis en souriant. De son temps dans la Marine, il gardait des amis éternels, comme dans la chanson de Brassens. Il les revoyait dès qu'il pouvait. Beaucoup était rangé maintenant, femme et enfants avaient envahi leur quotidien pour leur plus grand bonheur ou ennui nostalgique de temps plus maigres mais plus libres aussi. Il devait être le dernier célibataire du lot, ses pensées se chargeant d'ombre. Pourquoi est-ce que ça le mettait dans cette humeur sombre? Il avait une vie agréable, il prenait la mer aussi souvent que possible et il enseignait sa passion à d'autres passionnés. Franchement il n'y avait pas de quoi se plaindre se morigéna-t-il. Alors pourquoi ce serrement de cœur? La solitude ne lui pesait pas, elle créait plutôt comme une sorte d'enveloppe qui le protégeait du monde finalement, invisible et pourtant efficace, elle masquait comme une sorte de vide intérieur. En fin de soirée, lorsque ses amis s'en retournaient à leur foyer et lui marchait seul sur la grève longeant la plage pour rentrer, il se sentait alternativement ivre de liberté et le cœur à vif d'isolement, son état de légère ébriété l'empêchant de filtrer, il se sentait confus. Ce n'était pas qu'il n'y avait jamais personne dans son lit mais il n'y avait jamais personne dans son cœur. Pas depuis… Un rayon de soleil perça les rideaux et atterrit sur sa table qu'il contemplait fixement depuis quelques minutes, il s'ébroua. Un sourire éclaira son visage, la journée commençait et il sentait l'odeur salée de sa belle qui déferlait non loin. Elle. Elle lui suffisait se convainc-t-il pour mettre fin à ce train de pensées. Enfilant sa veste, s'emparant de ses clés, il sortit dans la fraîcheur matinale. Les nuits d'hiver n'étaient pas si loin et le fond de l'air s'en ressentait se dit-il resserrant les pans de sa veste autour de lui afin de retenir la chaleur confortable de son corps encore engourdi du sommeil interrompu quelques dizaines de minutes plus tôt. 

Elle nageait. Mouvements réguliers, souffle long et profond, corps souple et ferme tranchant le flot vif argent. Il marchait d'un pas franc et actif, les poumons s'emplissant d'oxygène iodé, longeant la plage, son regard attiré par la masse lumineuse émeraude. Le nageur est encore là, remarqua-t-il surpris à nouveau. Il observa et admira la détermination insensible aux vagues qui incessamment tentaient de perturber la trajectoire droite de celui-ci. La ligne droite, tellement humaine, sautait aux yeux dans cette nature sauvage comme pour souligner l'existence d'un autre face à sa solitude. La trajectoire brusquement s'infléchit. 

A bout de souffle, elle avait fait son nombre de “longueurs” pour aujourd'hui. Son poignet gauche la faisait souffrir, c'était le froid qui faisait ça. Elle ne comprenait pas pourquoi seulement ce poignet là, mais le froid s'y insinuait comme du métal liquide versé dans une gaine, emplissant le moindre interstice de son articulation d'une sensation solide de froid glacé. Pas juste froid, froid glacé, celui qui n'est plus bleu, agressif et tranchant mais carrément blanc, absolu et comme incompressible. Son poignet se bloquait et ne redevenait fonctionnel qu'après plusieurs dizaines de minutes de chaleur. Mais c'était une douleur familière prédictible, elle intervenait après quelques allers-retours dans l'eau et persistait, sourdement. Cela ne l'empêchait pas de continuer, le reste de son corps était puissant à force d'habitude, elle appréciait la sensation retrouvée de celui-ci. Lorsqu'elle avait commencé quelques mois plutôt, elle était tellement faible, physiquement et mentalement affaiblie par la peine. Son corps avait guéri des mauvais traitements qu'elle s'était infligée du fond de son trou et demandait avec force énergie et activité, elle l'écoutait à présent, concentrée sur sa guérison et consciente qu'un corps sain… Bref, elle en avait marre de se faire l'effet d'une patiente. Quel apitoiement sur son propre sort! se disait-elle avec mépris. Oui le monde n'était pas le cocon chaleureux dont elle rêvait mais ce n'était pas vraiment la faute du monde après tout, c'était ce désir irréalisable de trouver enfin une place, un refuge protégé pour y vivre une vie heureuse et lumineuse qui lui faisait rejeter la réalité, la décevait, la blessait. Ce n'était pas irréalisable objectivement pensait-elle mais ce ne semble pas être pour moi. Un enchaînement de mauvaise chance, de mauvais endroits aux mauvais moments, c'était absurde mais en même temps qu'est-ce qui ne l'était pas. Ca n'avait aucun sens cette présence éphémère sur une planète en voie de disparition. Sans but, sans queue ni tête. La seule chose qui semblait faire valoir cette existence était bien de rechercher le bonheur ou la sensation de celui-ci mais il lui filait entre les doigts. Une pensée fugace: “On dirait que le bonheur c'est ici et maintenant”. Glacée mais revigorée, la sensation de connaître son corps et l'espace qu'il prenait, le poignet saisi par le froid douloureux, le vent sur sa peau lui arrachant un frisson, la pensée du thé brûlant de ce matin se confondant avec le plaisir anticipée de la douche chaude à venir et du petit déjeuner simple qui suivrait. Ce serait une bonne journée, sa vie dépouillée de présence, du superflu, lui paraissait soudain sinon joyeuse mais heureuse. Elle avait toujours associé le bonheur à la joie, se pourrait-il que la joie devait être nécessairement suivie de la tristesse alors que le bonheur pouvait être une voie du milieu, plus subtile, moins éclatante et surtout plus reposante pour son cœur qui fatigué de s'être brisé et reprisé à multiples reprises, ne prenait même plus la peine de se réparer, attendant le prochain désastre avec une angoisse grandissante à chaque fois que la joie pointait le bout de son nez. Eh bien quelle humeur philosophe, souriait-elle, se penchant pour récupérer sa serviette et se frotter vigoureusement le corps, appréciant sensuellement la chaleur sèche qui se dégageait sur sa peau endormie. 

La trajectoire s'était infléchie alors qu'il était en pleine méditation comme hypnotisé par le mouvement gracieux et puissant de cette forme. Il y avait un bras, ferme et mince, qui s'élançait vers l'avant, arc de cercle imparfait, tranchant et allant se perdre sous la surface aigue-marine, puis un autre, tractant la forme qu'il distinguait aux légères traces d'écume que créait le corps traversant. Il y avait les petits tourbillons blancs laissés par le battement des pieds, propulsant l'ensemble. Un songe confus de formes, droites, circulaires, de nature et d'humain, de nature humaine s'était emparé de lui. Cette géométrie lui apparaissait soudain avoir un sens, comme une démonstration de l'interrelation entre la Mer et l'Humain. Il appréciait inconsciemment cette communion au plus proche, corps à vague. Elle lui évoquait celle presque sensuelle de la coque d'un bateau fendant les flots, les bruit des vagues autour de celle-ci, son délicat glissement et la Mer s'ouvrant devant elle comme une âme généreuse et accueillante, refermant presqu'aussitôt les traces de son passage dans son immense indifférence. Soudain, il fut arraché à son rêve éveillé. Le corps, la forme, objet spirituel au centre de ses pensées un instant plus tôt, se matérialisait. Comme une Vénus de Botticelli, une version moderne en maillot de bain certes. C'était une femme. Une jeune femme, au pas décidé, avec un sourire aux lèvres. Il la suivit des yeux, écarquillés par le choc de cette matérialisation, tentant en vain de démêler ses pensées méditatives de la réalité. Sa confusion s'acheva très brusquement en apercevant la courbe du creux de ses reins lorsqu'elle se pencha pour attraper sa serviette. Ses émotions et ses pensées s'oblitérèrent devant une flambée de désir tout animal. Le feu aux joues, il se détourna et repris son chemin, instantanément conscient de s'être arrêté auparavant sans y penser en recommençant à avancer. 

La journée était lumineuse et froide. Elle était rentrée, avait pris une douche délicieusement chaude qui avait laissé sa peau parfumée de son savon préféré, elle avait pris son bol de céréales, ressentit l'énergie revenue dans son corps. Puis elle avait mis de la musique, avait dansé dans ce grand appartement vide, laissant libre cours aux émotions violentes qui l'assaillaient inlassablement depuis des mois. Elle était enfin seule, isolée de sa famille et de ses amis, elle n'avait plus de compte à rendre, personne à qui plaire alors plus de raisons de réprimer sa douleur. De son passé proche, la douleur aigue qui s'était manifestée l'avait prise au dépourvu dans les premiers instants, et cette douleur avait ravivé toutes les autres qu'elle avait cru endormi de leur dernier sommeil. Depuis c'était l'avalanche, et elle n'avait plus de raison de les arrêter alors elle les dansait, de toute la force de son corps retrouvé. Quand enfin la déferlante passait, elle se tenait pantelante au milieu de cet appartement et pleurait doucement, plus sobrement. Ensuite elle s'asseyait à son bureau et écrivait, lisait, apprenait quelque chose de nouveau. Puis venait le moment de déjeuner, elle était à nouveau maîtresse d'elle-même, comme vidée, nettoyée momentanément de la masse houleuse, confuse et grondante de ses émotions. Elle mangeait chez elle, elle cuisinait avec le plaisir retrouvé des choses simples, quelques épices pour relever des recettes sans apprêt préparées avec soin. Parfois, rarement elle sortait quand elle voyait un vieil ami de son père qui passait régulièrement pour la sortir, lui faire découvrir une ferme ou une autre sorte de pêche, alors elle l'invitait dans un de ses restaurants favoris et il lui parlait d'avant. L'après-midi, elle rangeait ou allait à son école de conduite. Un jour elle conduirait une moto, ce serait la réalisation concrète de sa liberté. Sur les routes à l'infini. Ses journées s'écoulaient donc paisiblement au rythme de ses émotions dont les moments d'explosion étaient singulièrement réguliers. Quand approchait le soir, elle sortait prendre l'air, respirer la mer qui l'accueillerait demain dans la fraîcheur matinale. Ce spectacle réveillait en elle beaucoup de nostalgie mais la journée active agissait en tampon, la fatigue encaissant les angles aigus.

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Sa journée à lui était passée comme si elle était arrivée à quelqu'un d'autre. Il avait donné ses cours, mangé, déconné avec les collègues mais il était complètement absent. L'enchaînement de ses pensées et la brusque montée de son désir l'avaient laissé confus. Il ne parvenait pas à se débarrasser d'une impression de destinée, de coïncidence extraordinaire. Il était pourtant quelqu'un de rationnel mais cette femme… Elle lui était apparue alors qu'il était tout absorbé dans la communion de la Mer et de l'Humain, elle s'était associée irrémédiablement dans son imaginaire à celle-ci, comme une allégorie. Bien sûr, c'était une femme réelle, avec son passé, son présent, son caractère et son corps… Son corps… Ses pensées dérivèrent, un peu moins précises, beaucoup moins intellectuelles. Son corps réagissait au souvenir. 

Lendemain matin.

Il se demande s'il la verra tout en se préparant. 

Elle se réveille avec effort, lutte contre le monde, gagne une nouvelle fois la bataille, boit son thé brûlant et se prépare à sortir. 

Il bruine, il fait venteux, le contraste avec la température de l'eau sera moins désagréable se dit-elle. 

Il bruine et il entend le vent souffler, il se dit qu'elle ne sortira probablement pas, il regrette déjà de ne pas voir sa forme de chair au milieu des vagues, plus agitées que la veille. Qu'à cela ne tienne, il pourra toujours se souvenir en regardant depuis le bord de la plage, cet instant magique de la veille. 

Il s'empare de sa veste, avale le jus d'orange oublié et sort. 

Elle entre dans l'eau, douce sous la bruine. Heureusement elle a protégé sa serviette sous un sac en plastique sinon la sortie de la mer serait très inconfortable. Elle nage et oublie tout le reste. 

Il scrute les flots mouvants en longeant la plage. Elle est là et elle nage. Il s'arrête sous la pluie et regarde hypnotisé. 

Après une éternité, ses pensées se tournent vers la chaleur de la douche qui l'attend, son thé et malgré l'angoisse des émotions à venir, elle infléchit sa trajectoire et sort de l'eau. Elle ramasse sa serviette et frotte vigoureusement ses membres engourdis. 

Il la voit, elle ne sourit pas aujourd'hui, elle semble un peu soucieuse ou effrayée. Il voudrait la rassurer.

Quand elle récupère ses affaires, un homme s'approche d'elle. Il est beau, il s'avance comme un marin, d'une démarche chaloupée, il a le visage ensoleillé. Elle se demande ce qu'il veut, il a l'air un peu ailleurs, comme s'il était entrain de rêver, cela donne à son visage une douceur qu'elle apprécie tout de suite. 

Il s'avance, le cœur battant, il ne sait pas vraiment ce qu'il va dire, son cerveau est devenu tout blanc, il la voit, elle est belle, elle a l'air solitaire mais elle ne prend pas la fuite ou une mine renfrognée, elle a l'air curieuse, d'attendre ce qui va se passer. 

Enfin il est à portée de voix. Il s'éclaircit légèrement la gorge, qui s'était sournoisement nouée lorsqu'il avait réalisé qu'il était entrain de marcher vers elle. 

Il rougit et elle lui sourit. 

Il s'enhardit et finalement lui dit: “Il pleut ce matin. C'est un temps et une heure assez étrange pour aller nager non?”. 

Son sourire s'élargit et elle répond la première chose qui lui passe par la tête: “Oui, c'est probablement pour ça que ça me fait autant de bien.” Elle frissonne, en maillot de bain, avec une serviette autour d'elle, ses claquettes à la main. “J'ai froid maintenant, je vais prendre un thé bien brûlant et une bonne douche chaude.” avec un sourire devenu un peu bleu. 

Il répond: “C'est vrai qu'il fait froid” en resserrant les pans de sa veste autour de lui. 

Elle lui dit: “Tu veux un thé brûlant?”.

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