
CREATIVE WRITING IN WONDERLAND
Freestyle, novels and thoughts
La première goutte de pluie
Des yeux en amande.
Bleu nuit.
Un parfum.
Sombre et capiteux.
Du velours olfactif.
Je me suis retourné, brièvement, cherchant à conserver son image. Mouvement. Elle me remarqua instantanément, tournant vers moi son visage aux traits finement dessinés.
J'enregistrais. Chaque couleur, chaque odeur, chacun de ses mouvements même les plus infimes. Je ne sais pas pourquoi. J'avais la sensation soudaine d'être sorti du fil de la réalité et que si celle-ci me rattrapait, j'allais l'oublier.
Et je ne le voulais pas. « Pourquoi ? » pourrait s'interroger l'individu lambda. Pour moi, la question ne se posait pas, la nécessité était impérieuse, vitale.
Sa personne , son âme semblait flotter au-devant d'elle-même, prête à engloutir dans sa lumineuse beauté ceux qui osaient poser les yeux sur elle.
Et je l'avais fait. J'avais été saisi, choisi par le destin pour la regarder.
« Pourquoi s'est-il retourné ? Il ne devrait pas me voir. » Je l'avais croisé au détour d'un boulevard animé, il m'avait regardé, droit dans les yeux. Il n'aurait pas dû. Cela n'arrivait jamais, pas avec ceux de son espèce. « Pourquoi ? » Je me torturais l'esprit. Un jeune homme plein de vie, au regard franc me dévisageais, perdu à son monde pour l'éternité par ce seul et unique regard.
J'essayais de croire à une erreur, mais il continuait à plonger ses yeux bruns dans les miens.
Il allait mourir.
Il allait mourir pour avoir osé. C'était la loi et il n'était rien, un microbe sans une once de dignité, aussi vivant qu'une chèvre peut l'être. Il allait mourir car j'allais le tuer.
Son regard se fit plus profond, je plongeais avec délice dans l'abîme insondable de ses yeux bleu nuit. Je ne souhaitais rien d'autre que cet instant dure une éternité, j'avais trouvé mon alpha et mon oméga. Je flottais, au-dessus de moi-même, j'allais à la rencontre de cette âme lumineuse. Libéré pour la première fois, je m'étendis, j'étais envahi d'une douce sensation, le bonheur.
La lueur de ses yeux se modifia subtilement. En attente, j'observais avec curiosité cette modification. Ses pupilles se dilatèrent, et ses iris se mouchetèrent de paillettes oranges.
Voulait-elle jouer ?
J'étais perplexe devant ce changement,
la merveilleuse sensation d'harmonie s'atténuait.
Sidérée, je sentis son contact. Je l'avais senti être, puis s'étendre doucement comme une fleur s'épanouit vers mon être, et soudain, il était là, proche, m'effleurant sans en être conscient. Je l'avais laissé aller trop loin ! Je ne savais pas que ces vivants si inférieurs pouvaient s'étendre, cela voulait-il dire que… Pensées impures ! Indigne de moi-même, j'allais perdre mon aura avec ce genre d'idées !
Paniquée, je passais à l'acte, il allait mourir car c'était la loi. Je rassemblais mes forces intérieures et les sentis qui prenaient de l'ampleur. Concentrée sur mon adversaire malheureux, je vis quelque chose de familier émerger peu à peu de sa personne. De la peur. Son visage passa de l'extase à la peur, mais en passant par un sentiment incongru, une sorte d'incrédulité qu'il n'aurait pas dû ressentir.
Décidemment tout allait de travers avec ce vivant !
Mais il avait peur maintenant, il avait senti ma force s'insinuer doucement dans sa chair. Je progressais vers son muscle cardiaque, enivrée par le pouvoir. Je faisais ce qui était juste, il était impur et il avait posé les yeux sur mon être. Satisfaite, j'étendis un peu plus ma force vers mon objectif.
Un changement. A regarder ce qui arrivait en elle, je manquais presque de ressentir ce qui se passait en moi. Je me tournais vers l'intérieur de mon être…
Une force, un flot d'énergie était entrain de s'emparer de ma chair, envahissant lentement mes organes vitaux. Doucement, discrètement, le lien qui me retenait à ma chair était rongé par cet acide sournois.
Je paniquais. Il me fallait fuir, quitter cet endroit malsain. Je me tendis à l'extrême, paré pour le départ. Quand soudain un éclair de lucidité traversa mon esprit. «Et si c'était ce qu'elle attendait de moi ? Et si cette fuite me séparait irrémédiablement de mon corps ? Que serais-je alors ? Mort ? »
Je tentais de revenir vers cette chair qui abritait quelque instant plus tôt mon âme, maudissant ma curiosité et mon attirance vers la gente féminine qui m'avait fourré une fois de plus dans une situation impossible.
J'en aurais rigolé si je ne m'étais pas senti en danger de mort !
Je luttais. Alors que partir avait été si facile, comme un fil dans du beurre, image incongrue pour une âme paniquée filant à travers un espace immatériel, certes, mais revenir ressemblait à l'ascension du mont Everest avec un âne sur le dos.
Décidemment, c'était toujours dans les pires situations que mon humour me revenait, il m'avait permis dans les plus noirs moments de ma vie de garder la tête froide.
Et cette fois encore ça avait marché, sans cette vague allusion étrange à du beurre, j'aurais filé dans cet univers flou et j'aurais totalement oublié mon pauvre corps et le monde matériel qui l'entoure.
M'interdisant de me dire que j'aurais peut-être mieux fait de le laisser planter là, je réintégrais mon corps. Je m'y glissais difficilement comme dans une chemise devenue trop étroite.
Ah ! Qu'on était bien chez soi !
Quelque chose n'allait pas. Je devrais l'avoir tué. Tout en douceur, comme un animal apeuré, je l'avais séparé de sa chair, restée seule, maîtresse de son corps, je commençais à l'engourdir doucement.
Mes pairs aimaient les morts violentes, l'explosion d'un cœur, la suffocation brutale,… Pour une raison inconnue, je n'aimais pas froisser l'harmonie naturelle alors je tuais gentiment, le corps sombrait dans un sommeil profond pour ne plus se réveiller. D'aucun avait trouvé cette méthode trop miséricordieuse - pourquoi s'embêter avec ces bêtes, c'était tellement plus facile de les expédier - mais je n'étais pas passée pour une faiblarde, personne n'avait osé m'insulter, j'avais à mon actif plus de victoires que la plupart d'entre eux, je n'étais pas la première venue et on ne murmurait pas dans mon dos sans une sérieuse peur de représailles immédiates.
Je savais tuer, et je tuais bien et beaucoup, sans arrière pensées, alors si je souhaitais le faire artistiquement pour soutenir une position écologique obscure,
personne n'avait à y redire.
C'était une lubie comme souvent en ont les puissants de ce monde.
Mais cette fois-ci, ça ne marchait pas, une idée, un filet lumineux comme un signal d'alarme était partie de sa chair jusqu'à sa dématérialisation. Rien que ce fait aurait dû m'alerter. Un corps sans âme ne peut rien, il ne peut raisonner ou ressentir, et à moins de posséder un in-être comme moi et mes semblables, une âme ne peut rien laisser derrière elle, quand elle s'en va, la chair meurt, c'est comme ça pour les vivants.
De toutes façons, ce cas n'était pas standard. Il s'était étendu hors de ses limites charnelles par ses propres moyens, encore une impossibilité ou tout au moins du jamais vu parmi les vivants !
Par tous les êtres !
Toute à ma réflexion, je sentis soudain qu'il réintégrais son corps. Non je ne rêvais pas, il était revenu ! Impossible ! Pourtant, je devais me rendre à l'évidence, il était là contre toute logique, il était présent.
Non, tout ceci n'était pas ordinaire mais j'étais un être supérieure et lui, une impossible coïncidence rien de plus. Je repris mes moyens, revenue de ma surprise et me lançais à l'attaque comme s'il s'agissait d'un de mes semblables, avec toute la prudence et la force que cela imposait.
J'affermis le flot d'énergie, son éclat devint insoutenable puis je plongeais vers son cœur désarmé,
ce serait la crise cardiaque,
simple et efficace.
Je n'étais plus seul chez moi, dans ma propre enveloppe corporelle. Je le sentais, cette force invisible et inconnue, je la sentais en moi qui s'installait. Je tentais, et j'avais fortement l'impression de délirer totalement, d'imaginer des mains immatérielles avec mon âme et d'aller toucher cette force qui me gênait.
Et soudain, je la vis, un long flot bleu nuit et pourtant brillant comme un diamant taillé. D'ailleurs, je visualisais aussi l'intérieur de moi-même. Quel bazar ! et quelle étrange sensation de se voir de l'intérieur. Bref, je ne m'attardais pas trop sur mon aspect corporel intérieur car je sentais la vie refluer de ma personne comme d'un sac de sable percé.
Je suivis ce flot qui serpentait, long et tranquille à travers mes organes. Je le ressentais aussi, j'interprétais instinctivement les nuances que j'observais dans ce fleuve irréel. Des remous couleur de métal sombre m'indiquaient confusion et surprise chez mon assassin, ma chère assassin.
J'étais tombé amoureux, le coup de foudre, et elle voulait me tuer.
Quelle ironie !
Remarquez, je n'avais jamais eu de chance en amour. Je m'égarais dans des pensées disparates et bien lointaines d'un sujet certes secondaire comparé à mes peines de cœur mais néanmoins essentiel, ma survie.
Je perçus soudain avec mes nouveaux sens, un sentiment que j'avais moi-même ressenti plus tôt, de la perplexité.
Ah la perplexité !
C'est ce qui distingue les êtres pensants d'après moi, nous ne passons pas directement à la peur. Non non non, par curiosité morbide ou instinct de survie tordu, on se demande
- Mais nom de nom, qu'est-ce qui m'arrive au juste ! -
d'une façon très flegmatique, à l'anglaise, les sourcils un peu froncés pour marquer cette interrogation profonde et philosophique.
Tiens, je n'arrive pas à me concentrer, mon esprit part dans tous les sens, c'est peut-être la présence de cette magnifique étrangère à l'intérieur de moi-même qui me déroute. Peut-être, c'est pas tous les jours après tout.
Aïe !
Ah non mais alors ça ça fait mal ! Le flot bleu d'énergie était soudain devenu impétueux, sa brillance éclatante, il s'était retiré de tous mes organes et s'était jeté sur mon cœur. Je ressentis sa puissance, la force brute de cet être qui m'était déjà cher. Vraiment, quelque chose ne tournait pas rond chez moi, j'étais fier d'elle et de cette démonstration éclatante de force concentrée. D'accord, elle voulait mon cœur - finalement, je lui plaisais peut-être si elle en voulait à mon cœur non ?- je lui cédais volontiers et la laissait envahir mon cœur avec son énergie.
« Nom de nom mais qu'est-ce qui m'arrive au juste ?! »
J'avais projeté ma force avec précision et détermination sur son cœur et il me l'avait ouvert. Il aurait dû trembler comme une feuille agitée par la tempête, résister et céder sous l'assaut de cette force effroyable qu'il ne comprenait pas et n'avait jamais rencontré, son cœur aurait dû s'effondrer et lâcher dans un instant de désespoir intense puis son âme aurait fui une enveloppe désormais morte. Mais il m'avait ouvert son cœur, même mes semblables possédaient encore un reste d'instinct de survie qui leur interdisait par réflexe d'ouvrir ainsi son cœur à l'étranger.
Je ne comprends rien.
Confusion, perplexité. Peur de cette différence. Je rejetais ces émotions inutiles et me re-concentrais sur ma tâche : le tuer.
J'enrobais son cœur tel un boa constrictor, il m'avait ouvert son cœur, très bien, il allait mourir de toutes façons, quelque soit sa défense ou son originalité, on ne nous touche pas, nous, car nous sommes supérieurs et puis c'est tout.
NA !
Une petite pensée me parvint.
- C'est pas très fûte fûte comme raisonnement dis donc, on dirait une gamine en colère.
-Pardon ?
Horrifiée d'abord par cette utilisation de l'in-être par cet impur et enragée par cet irrespect total, je m'enflammais et précipitais sa chute mortelle, il allait souffrir et il l'avait mérité !
Je mourrais, et je l'aimais pourtant.
Je l'aimais, et je mourrais pourtant.
Je n'étais pas en colère, juste un peu triste qu'elle n'ait pas voulu de moi. Je voulais la connaître, je voulais juste la connaître, c'est pour ça que je l'avais regardé, j'avais senti sa solitude dans ses yeux sombres si profonds, j'avais senti que j'aurais pu l'aimer plus que tout, mais je n'en avais plus le temps.
Je me tendais vers elle, vers son étreinte mortelle, et, emportant avec moi cet espoir d'un amour inexistant, je commençais à me laisser couler, noyer dans les flots d'énergie sombres de mon inconnue bien-aimée.
Choc.
Mon cœur s'est arrêté. Ma respiration s'est coupée. Qu'a-t-il fait ? Il m'a eu, il s'est immiscé en moi ! En se laissant aller dans ma force, il m'a atteint ! Quelle manœuvre sournoise ! Digne d'un grand maître !
Non, ce n'est pas ça.
Il meurt.
C'est moi qui ai gagné !
Son flot se fond dans le mien, il va disparaître. Et ça qu'est-ce que c'est ? Il possède une brillance ! Il a l'in-être ! Mon esprit recule devant ce cas extraordinaire. mais déjà il est entrain de s'évanouir sous mes yeux, ce ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir.
Sans réfléchir, me rappelant ses yeux noisettes si ouverts et candides, j'abaissais mes barrières pour recueillir respectueusement les restes des forces de ce fier adversaire qui m'avait presque vaincu - il était impur et c'était contraire à tout ce que j'avais appris, mais il était différent, il m'avait vu là où d'autres ne l'auraient pu, il m'avait trouvé, il m'avait presque tuée, il était digne de respect et ses forces originales allaient enrichir mon in-être.
Non, ce n'est pas un in-être, il…
Incrédule, je ressentais cette chaleur, cette compassion infinie, cette compréhension et cet humour mordant qui l'avaient constitués, qui avaient forgés ses armes qui n'en étaient pas.
Il ne s'était pas défendu, il m'avait aimé.
Quelque chose se brisa en moi.
Et de nouveau la logique froide que mon maître d'armes m'avait inculqué ressurgit « Il est peut-être mort mais il t'emporte avec toi, tu es donc vaincue. » Pourtant, je ne me sentais pas défaillir.
L'irrémédiable folie qui aurait dû m'emporter ne venait pas. Je me tournais vers l'essence même de mon in-être, et j'y découvris un élément nouveau. Une lueur, une étincelle chaleureuse débordante de vitalité, un sourire.
Il allait se dissoudre en moi, disparaître à jamais, l'origine, le créateur de cette douce, agréable et nouvelle sensation. Entraînée par des années de pratique, je puisais doucement dans cette source bienfaisante de chaleur, mon flot d'énergie se transforma sous l'effet de cette force, de bleu nuit métallisé il devint d'un bleu profond de velours. Le contrecoup de ce changement ne se fit pas attendre, mon métabolisme s'adaptait au flot dans une relation symbiotique parfaite.
Une volonté prit forme, enflant au fur et à mesure que ce flot me touchait. J'étais émue, je me sentais revivre comme si le soldat au service de l'in-être mourrait pour laisser naître cet être féminin qui dormait en moi.
Cette volonté c'était de le sauver, contre toute attente et toute logique, j'allais le sauver, lui, l'impure, l'origine de tout ce bazar. Mais je ne réfléchissais plus droit, mes émotions nouvelles prenaient le pas et m'envahissaient, obscurcissant toute raison.
Je dérivais.
C'est donc ça la mort. Des vacances éternelles dans un monde de sensations. Pas mal. De sensations, ça oui, j'en étais environné, plein jusqu'à la moelle, si tant est que cette image puisse avoir un sens pour une âme immatérielle. Pléonasme, oui, je sais. Sacrée concentration, elle m'a toujours fait défaut finalement, et il semblerait que la mort n'y change rien.
Des sensations donc. Plein de choses très confuses. Mais quelque chose de curieux, quelque chose qui m'aurait fait rougir jusqu'aux oreilles s'il m'en était resté, de la chaleur, une vague chaleureuse dirigée vers moi.
Vers moi ? Mais qu'est-ce qui se passait ?
Cette chaleur s'intensifia, m'enveloppant dans un manteau de velours, d'affection surprenante et surprise, surprise car je sentais qu'elle ne contrôlait pas vraiment cette chaleur salvatrice, sa conscience ne semblait pas dans le coup en tous cas.
Intéressant.
Non, mais où je vais là ? C'est pas possible, je revivais et tout ce que je trouvais à faire c'est remarquer les sentiments de mon ex-assassin-nouvelle-resurectioneuse-chère-inconnue-vraiment-dangereuse. Mais oui, je revivais, mon essence vitale se reconstruisait bien à l'abri dans cette bulle de velours bleu capiteux.
Doucement, je réintégrais mon corps en suivant le flot bleu. Ah belle inconnue, je te voyais de nouveau avec mes yeux terrestres et tu étais toujours aussi magnifique, je voudrais beaucoup mourir à nouveau si je pouvais rester plongé dans ses merveilleux et envoûtants yeux sombres.
Il s'était mis à pleuvoir.Pour la foule, un homme seul s'était arrêté sous les platanes à l'instant précis où la pluie avait commencé à tomber.
A la première goutte qui s'écrasa sur le sol, l'homme disparut du monde visible.
A jamais.
Abasourdie par ce que je venais d'accomplir, je l'entendis me dire
« on va prendre un café ? ».
J'écarquillais les yeux de surprise. J'avais failli le tuer.
Ses yeux bruns qui possédaient maintenant une nuance légère de vert profond plongèrent dans les miens, rieurs, son sourire était amical.
Il était humain et puissant, supérieur et chaleureux.
Etrange.
Je le remarquais enfin, ce n'était plus une cible. Hmm, il était séduisant.
« Et pourquoi pas ? »
Par des temps d'orages, notre monde s'entrouvre parfois vers d'autres univers. Mais si vous souhaitez y faire attention, si vous apercevez un des puissants de ces mondes et que vous choisissez de les regarder, souvenez-vous une fois qu'ils vous tiennent, c'est à la vie… ou à la mort…